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Homos Sapiens

"Pour durer, tel que le Ciel et la Terre, il ne faut pas produire des choses "de soi-même", mais tout laisser à l'état originel. Cette spontanéité s'obtient par le "non-agir" : ne pas intervenir, ne pas troubler l'harmonie naturelle de notre esprit, déréglé par des préceptes culturels. Il faut abolir la prétention à la sagesse et rejeter le savoir, car celui qui poursuit l'étude augmente chaque jour, tandis que celui qui pratique le Dao diminue chaque jour. En diminuant de plus en plus, on arrive au non-agir. En n'agissant pas, il n'y a rien qui ne se fasse"

 

Lao Tseu (IIIe siècle avant J-C?)

 

Chapitre 1

Accident

Un petit bonhomme rond et chauve était accroupi au milieu des débris éparpillés un peu partout sur la voie : des morceaux de plastique, des éclats de carbone et des pièces métalliques. Ce qui restait du véhicule était encastré dans la pile en béton armé du pont. La pile, elle, n'avait pas bougé, mais la voiture était entièrement compressée.

Les ambulances étaient reparties, le service médical eut beaucoup de mal à retirer tous les morceaux du corps du véhicule. Le choc avait été effroyable : le petit bonhomme qui représentait le constructeur du véhicule ne pouvait que constater : à pleine vitesse, au moins 40 m/s, sur la voie principale, en ligne droite et pour une raison inexpliquée, la voiture fit une légère embardée de deux ou trois mètres, juste en face de la pile en béton armé du vieux pont du T.G.V.

Il se passa à peu près la même chose que pour la princesse Diana cinquante ans plus tôt : La coque de carbone de la voiture s'est ratatinée et malgré les absorbeurs de choc, les airbags et la mousse de secours, Tom Hank était mort sur le coup. Au moins, une chose était certaine : il n'avait pas souffert.

Quand ce genre d'accident arrive, on applique la procédure habituelle : les ordinateurs des services de sécurité envoient les secours qui, souvent ne ramassent que les morceaux, puis les dépanneuses pour récupérer l'épave, les débris et la boîte noire du véhicule.

Ensuite, les enregistrements holographiques des ordinateurs de guidage de la voie et la boîte noire de la voiture sont analysés.

Le petit bonhomme allait récupérer les données du logiciel de pilotage et les hologrammes qui seraient analysés par les ordinateurs de sa société mais il ne se faisait pas d'illusions : comme d'habitude, il ne trouverait rien d'anormal.

Encore un bug inexpliqué : sur une voiture de ce prix, c'est embêtant. Si ces bugs persistent, on finira par installer des rails de sécurité au bord des voies, comme autrefois.

Il se prit à regretter le bon vieux temps des voitures avec un volant et des pédales! Au moins, en cas d'accident, c'était la faute du conducteur, tandis qu'aujourd'hui...

Et oui, aujourd'hui, au tableau de bord, à part les véhicules d'urgence : police pompiers... il ne reste guère, en plus du terminal, que le sélecteur d'allure : "Urgent, rapide, normal, économique, promenade", le clavier de sélection des destinations principales et un gros bouton rouge d'urgence. De toute façon, il y a bientôt vingt ans que les voitures autonomes avec volant sont interdites de circulation pour les civils. Et, depuis cette époque, l'antique permis de conduire à disparu : il n'y a plus que des passagers, plus de conducteur! Ce document est sans aucune valeur aujourd'hui. Et c'est vrai que, depuis, le nombre de morts par accident de la voie a énormément baissé. Il est encore inévitable que, de temps en temps, un bug informatique puisse créer un problème. Et puis, maintenant, on peut rentrer chez soi en toute sécurité en étant totalement saoul pourvu qu'on arrive à presser la touche "Home". Et on peut éventuellement prêter la voiture au petit dernier et même la faire rentrer depuis le terminal de la maison au cas où...

Grâce à l'informatisation des voitures, les statistiques des accidents de la voie sont passées en dessous des 3 000 morts par an en Europe l'année dernière.

En plus, depuis qu'on a supprimé les chauffeurs dans les camions, le prix du transport routier a beaucoup baissé.

Accroupi devant la carcasse déformée, le petit bonhomme rond, perdu dans ses pensées se disait que toutes ces transformations sont aussi l'une des raisons du succès des centres de distribution qui ne sont, d'ailleurs, que des entreprises de tri et de transport. C'est curieux de voir passer tous ces camions avec une minuscule cabine de conduite et personne dedans...

Sans parler de l'amélioration spectaculaire de l'écoulement du trafic depuis que les logiciels des ordinateurs de guidage de la voie étaient enfin au point...

Il faudrait encore envoyer une lettre de condoléances et d'excuses aux héritiers, s'il y en avait, le petit bonhomme avait horreur de ça.

Lundi 15h : Joe Nelson arrive à l'incinarium. Joe a tenu à être physiquement présent à l'incinération de son ami. Se faire représenter par un sosie lui paraissait indécent, il doit bien ça à Tom.

Le hall du bâtiment est immense. La cérémonie fut vite expédiée, il n'y a pas grand monde et, à part Marthe, la femme de Tom, Joe ne reconnaît personne dans la maigre assistance, ni parmi les humains, un peu âgés, ni parmi les robots sosie, la plupart loués par des collègues de Tom à Data Central.

A la fin de la cérémonie, Joe présente ses condoléances à Marthe qui semble ailleurs et met plusieurs secondes à le reconnaître.

Il discute deux minutes sur les marches puis Joe lui propose d'aller boire un verre dans un pub tranquille tout prêt d'ici.

Marthe accepte et le suit sans rien dire. Ils entrent dans le bar et s'installent, la chaleur et l'intimité du lieu contrastent avec le hall froid et immense de l'incinarium.

Marthe n'a guère le goût à discuter, elle n'a pas encore vraiment réalisé. A Joe qui l'interroge, elle parle des passions de Tom : son goût pour le jardinage et la cuisine "à l'ancienne" : Ses efforts désespérés pour faire pousser des radis sans aucun produit chimique dans le jardin de leur petit pavillon de Baden-Baden. Son Mega terminal à projecteur laser hors de prix.

Cette petite maison, est-ce quelle supportera d'y vivre seule à présent?

L'habitude qu'il avait de s'endormir régulièrement dans la voiture et de rêver pendant tout le trajet, lui qui ne rêvait presque jamais. Marthe, en voiture, préfère la lecture. Les yeux dans le vague, elle parle de Tom qui se moquait gentiment de son goût pour les livres en papier et les vieux films 2D en noir et blanc. Il n'avait jamais vraiment réussit à la convertir à l'encre électronique.

Joe amène la conversation sur le travail de Tom : ses responsabilités, ses problèmes récents... mais Marthe ne lui apprend rien de nouveau : il travaillait pour Data Central comme Directeur de la sécurité.

Data Central, ça, Joe connaissait : un de ses concurrents.

La Data Central est une de ces boîtes qui assure la gestion d'une sacré puissance de calcul et la commercialise à qui en veut. De plus en plus de leurs clients sont des virtuels. Tom était responsable de la sécurité dans la boîte et il avait grand besoin d'un second pour l'aider. Il venait d'embaucher quelqu'un pour le poste mais Marthe ne se rappelle plus son nom.

Joe lui, le sait mais il laisse patiemment Marthe parler en espérant apprendre quelque chose de nouveau.

Joe écoute Marthe d'une oreille et laisse son esprit vagabonder... Il pense aux virtuels : il y a quelques années, ça paraissait tout simplement impossible.

Pour réussir à faire tourner un esprit humain sur une machine il avait fallu, il y a longtemps, éliminer pas mal d'obstacles. Tout ça a coûté très cher en recherche et développement mais les premiers clients étaient très riches. Dès qu'une poignée de milliardaires âgés (leur moyenne d'âge devait tourner autour d'une centaine d'années) avait appris l'existence de ces nouveaux appareils médicaux... Joe n'arrivait plus à se rappeler le nom horrible. Ah oui! Les tomographes à positons qui permettent de scanner et même, en y passant pas mal de temps, et d'argent, de récupérer les données du cerveau : la mémoire du patient sous forme informatique!

Les milliardaires avaient compris qu'ils pourraient, juste avant de mourir, transférer leur esprit sur une machine et acquérir une espèce de deuxième vie!

La puissance de calcul requise pour faire tourner un cerveau humain sur une machine est faramineuse : de l'ordre de 50 Teraflops! Mais, au début de ce siècle, on a laissé tomber les ordinateurs binaires et leurs microprocesseurs. Aujourd'hui, ils ne sont plus guère utilisés que par les interfaces et les machines à café. De la puissance de calcul, on en a : depuis les années 10, les calculs sont effectués par des ordinateurs quantiques.

Joe n'a jamais vraiment réussit à comprendre comment fonctionnent les ordinateurs quantiques.. A vrai dire, tout le monde s'en sert mais très peu ont une idée, même vague, de leur fonctionnement.

Il se rappelle, qu'il y a quelques jours, il a demandé à son terminal de lui faire une synthèse sur le sujet :

L'écran lui a montré un tube remplit de liquide muni d'électrodes qui servent d'antennes, coincé entre les deux pôles d'un gros aimant. L'article expliquait que chaque atome du liquide, un "qubit", est à la fois une mémoire et un élément de calcul. En plus, le "qubit" peut occuper au même instant plusieurs états simultanés. Le tout permet une puissance de calcul phénoménale et c'est idéal pour les opérations en parallèle. L'article montrait que, dans les années 10, l'avènement des ordinateurs quantiques avait obligé les fabricants de logiciel à repenser tout leur catalogue et même la manière d'écrire ces logiciels. L'activité informatique du vieux géant Microsoft, qui n'a pas su prendre le virage quantique avait, à l'époque et à cause de ça, complètement disparu en quelques années : le vieux Gates faiblissait. Aujourd'hui, de Microsoft, il ne reste plus que l'activité multimédia (comme on disait alors). Les Russes et les Indiens ont su, eux, prendre le virage quantique.

Tout ça est très intéressant mais Joe ne comprenait toujours pas comment du liquide pouvait calculer. Il a vu, une fois ou deux, une unité de calcul ouverte : ni liquide ni aimants mais des espèces de blocs empilés qui étaient connectés entre eux, paraît-il, par des perles d'or.

 

En tout cas, la puissance disponible a fait un bond en avant, encore que les logiciels sont un peu à la traîne. Ça, ça n'avait pas changé depuis le XXe siècle se dit-il.

Il a même entendu dire que des chercheurs ont trouvé des crédits pour scanner des animaux. Tenter de répondre à la sempiternelle question : les animaux ont-ils une intelligence ?

Bref, certains des milliardaires ont fait le pas : leurs corps sont morts mais leurs esprits tournent sur une machine.

Joe se rappelle le scandale en 2035 : même ce qui restait de l'Eglise catholique s'en était mêlée.

Le pape Jean XXIV avait rappelé sur les réseaux que l'homme est une créature de Dieu et qu'il n'a donc pas le droit de se créer lui-même ou d'essayer d'accéder à une quelconque forme d'immortalité. Le grand public n'y comprenait rien et les milliardaires s'en foutaient : la vie éternelle promise par l'Eglise était une possibilité. Celle promise par la science une réalité. Et puis, qu'est-ce qui empêcherait d'avoir les deux ?

En 30 ou 31, un chercheur avait copié son propre cerveau et l'avait fait tourner sur une machine : il était dans un monde tout noir avec un petit écran à sa disposition, l'oeil d'une caméra et un microphone : le premier tétraplégique de synthèse! Le virtuel, à l'époque on appelait ça un homme virtuel, était devenu à moitié fou et le chercheur s'était rendu compte, après coup, qu'il serait obligé de suicider son double!

Depuis, la science a fait pas mal de progrès et la législation aussi : il est devenu strictement interdit de se dédoubler et la scannerisation n'est autorisée qu'aux mourants. Et en plus il faut avoir du fric, beaucoup de fric pour payer tout ça : le scanner, la caution et surtout les logiciels. Car l'expérience a hélas montré qu'un MVP (Monde Virtuel Personnel) au rabais conduit rapidement à la folie et au suicide. La création de MVP performants a donné du travail, et en donne toujours, à toute une armada de programmeurs.

Mais Joe se disait que tout ça, c'est surtout un problème de puissance de calcul et c'est ce qu'il le fait vivre lui puisque certain des plus gros clients de sa boîte, sont des virtuels milliardaires.

Le pire c'est que, une fois physiquement morts, et après avoir été implantés sur les machines, certains des virtuels milliardaires ont continué de mener leurs affaires et ils gagnent encore plus de fric! D'autres ont craqué, sont devenus schizophrènes et se sont "suicidés" : le programme de simulation le permet. Un suicide sans douleur : l'effacement des données holographiques. Dans ce cas, la somme laissée pour gérer le virtuel (et mensuellement encaissée par sa boîte) revient aux héritiers du milliardaire. Ainsi la société de Joe a tout intérêt à ce que les virtuels milliardaires se sentent le mieux possible dans leurs mondes.

Joe pense à tout ça, il tend l'oreille : Marthe lui parle de la mort du Directeur Technique de Data Central, la boîte de Tom : encore un accident de la voie inexpliqué, il y a seulement quelques semaines. Une voiture toute neuve.

Joe demande à Marthe si elle n'a rien constaté de bizarre ces derniers temps.

Marthe, trouvait Tom un peu inquiet mais il ne lui avait rien dit. Et puis ce n'était bien sûr pas la première fois qu'il était préoccupé par son travail.

Joe a des doutes, et même de sérieux doutes et il commence de se mordre les doigts d'avoir été aussi discret lors de sa dernière discussion avec Tom. De toute façon, aujourd'hui, c'est trop tard. Et puis, bon sang! on ne devient pas responsable de la sécurité de la plus grosse société informatique virtuelle quantique du monde sans une bonne dose de discrétion, même avec ses meilleurs amis.

Joe était sûr qu'il pouvait, à travers Marthe, apprendre quelque chose qui pourrait confirmer ses doutes au sujet de la mort de Tom Hank.

Ils discutèrent encore pendant presque deux heures mais Joe doit se rendre à l'évidence : Marthe et Tom s'entendaient très bien mais Marthe ne sait pas grand chose au sujet du travail de Tom, en fait, elle a toujours eu du mal à comprendre en quoi consistait exactement ce travail.

Joe abandonne ses sondages, ils discutent encore un peu de généralités, Il donne sa carte de visite à Marthe.

Elle récupère le bout de plastique et le met dans sa poche comme un fantôme : On ne peut pas dire que Marthe est réellement malheureuse, elle n'arrive pas à réaliser la mort de Tom et elle a l'impression qu'elle n'y arrivera jamais. Pour elle, Il n'a pas réellement disparu, elle a l'impression de flotter au milieu de la réalité.

Il lui offre de la raccompagner mais elle préfère passer encore un moment seule au pub.

Joe prend congé et part. Il se dit qu'en tout cas, une chose est sûre, que ce soient des coïncidences malheureuses ou pas, en attendant d'y voir plus clair, il faut prendre les choses au sérieux et penser à sa propre sécurité. Il pense aussi à son rendez-vous à la clinique pour le bilan de santé annuel réclamé par sa société. Cette année le directeur a insisté pour que Joe se fasse faire un bilan complet ce qui nécessite une anesthésie générale... C'est prévu pour après-demain et Joe a horreur des anesthésies générales.

Il rentre chez lui par le métro automatique. On croisait parfois de drôles de créatures dans les réseaux souterrains : mi-clochards mi-drogués mais finalement, les agressions étaient assez rares.

Il est beaucoup plus facile qu'autrefois de se protéger du petit gangstérisme, tout d'abord, l'argent liquide a pratiquement disparu et toutes les transactions laissent une trace informatique. Ensuite, on se déplace beaucoup moins qu'au XXe siècle. La plupart des gens travaillent à domicile. Les sociétés ne sont plus que des assemblages et des ponts informatiques entre des centres de calcul, souvent loués, et n'existent pas réellement. Les magasins, les supermarchés et les hypermarchés ont disparu au profit des centres de distribution qui livrent les particuliers avec fourgons et livreurs ou, de plus en plus souvent, des robots automatiques, qui eux, au moins, sont polis.

Bizarrement, seul le commerce de luxe a résisté : dans les centres ville, il reste des vieilles boutiques au charme suranné avec des vitrines en plastique ou même en verre qui proposent de la nourriture, de la maroquinerie ou des vêtements que peu de gens ont les moyens de se payer : la plupart se contentent d'admirer le contenu des vitrines.

Finalement, aujourd'hui, la voiture est surtout utilisée pour les loisirs : aller en montagne, faire du robot-ski ou tout simplement se baigner dans un lac.

Encore que les scientifiques annoncent qu'ils pourront bientôt faire l'inverse de l'acquisition au scanner tomographe à positons : pouvoir envoyer des données dans le cerveau : on pourra faire du ski, de la haute montagne ou descendre en apnée à 300 m en toute sécurité à la maison sans quitter son terminal! De la puissance de calcul et du boulot pour Virtual Machine! Encore qu'au début, les interfaces de connexions cervicales risquent d'être chères. Pour l'exercice des muscles, il ne restera plus que la musculation chez soi ou dans un club local pour les moins riches.

Par contre, Joe se demandait comment se protéger des as de l'informatique, des très bons, capables de déjouer toutes les protections. Tout est informatisé, centralisé, piloté : même cet ascenseur en train de remonter. La sophistication de la société la rend de plus en plus fragile.

On peut distinguer quatre classes d'individus (milliardaires mis à part) : les pauvres besogneux qui travaillent aux tâches ingrates mais de plus en plus concurrencés par les robots automatiques. Le gouvernement parle de réglementer le statut des robots depuis cinq ans... Les pauvres paresseux ou écœurés par le système qui meurent de faim à petit feu et que le gouvernement européen entretient juste assez pour se donner bonne conscience. Les intelligents besogneux, dont je fais partie, pensa Joe, qui travaillent et payent des impôts, beaucoup d'impôts, pour tous les autres. Et les intelligents paresseux qui piratent : une activité ludique et souvent très rémunératrice. Aujourd'hui, tout se pirate : on a même vu des virtuels se faire voler leur logiciel MVP (Monde Virtuel Personnel) sans doute revendu à vil prix dans la journée. Les pirates, dans ce cas, avaient poussé le soin du détail jusqu'à remplacer le MVP du virtuel malchanceux par un logiciel de monde ultra-simplifié avec pratiquement uniquement la fonction suicide. On peut imaginer la réaction du virtuel volé : en un instant, tout son champ de vision fond, remplacé par un grand vide noir. Quand il pense son mot-clef, au lieu de retrouver le menu interface de commande, seul le sous-menu suicide lui apparaît et il n'arrive pas à penser à autre chose puisque les connexions ont disparu. Au bout de quelques jours (un peu plus s'il n'est pas très riche), il craque et disparaît et le pirate n'est plus inquiété. Dans ce cas, en fait de pirate, on devrait dire assassin pensait Joe. Il ne reste plus qu'à créer des virtuels policiers.

 

Chapitre 2

Soupçon

Joe, responsable de la sécurité doit embaucher un second. Les candidats ne manquent pas. Pendant quinze jours, il lit des CV, envoie quelques courriers, auditionne pas mal de monde et remplit une petite base de données. Mais de toute façon, son choix est fait et il embauche son adjoint qui doit commencer son travail le lundi suivant

Chaque fois que Joe prend l'ascenseur, il se demande si la machine ne va pas le coincer, il a même déjà rêvé que l'ascenseur le dévore. Une vraie phobie! Maintenant, Joe voit du danger partout : le contrôle de la climatisation de son appartement, la porte de sécurité. Il a arrêté le contrat de location de sa voiture que, de toute façon il n'utilisait presque jamais.

Il demande régulièrement aux programmes agents intelligents du réseau de trier tous les articles des médias concernant la mort violente d'hommes ou de femmes situés à des postes de responsabilité. Il a même trouvé des trucs bizarres sur l'une des bases lunaires et sur l'unité d'habitation gonflable de la planète Mars. Il commence à se demander s'il n'affabule pas.

Les salades du jardin sont montées et les haricots à peu près desséchés sur place.

Joe a oublié le jardinage et passe tout son temps dans cette enquête. Il ramasse des tonnes d'informations qui semblent n'avoir aucun rapport entre elles. Un vrai travail de bénédictin. Il a développé des nouveaux logiciels agents pour trier et archiver tout ça, d'autres logiciels pour détecter des coïncidences qui seraient un tout petit peu trop bizarres.

Par sécurité, Joe n'ose pas interroger les réseaux et exposer ses soupçons en public.

Qu'est-ce qu'il ferait s'il trouve quelque chose ? Il n'en sait rien. Il avance, lentement, mais il a l'impression d'avancer.

En ce moment, Il visionne des enregistrements récents d'hommes politiques en public ou en privé. Il observe soigneusement chaque extrait, revient en arrière, grossit certains détails, passe les morceaux du fichier dans une "moulinette" informatique pour mettre en évidence les anomalies. Mais il est difficile de faire le tri du vrai avec le faux. Il travaille, sans trop de conviction, sur un programme automatique destiné à faire ce boulot à sa place mais les résultats actuels ne sont pas très brillants.

Pratiquement tout le monde sait que, pour pouvoir s'en sortir avec leur emploi du temps surchargé, les politiciens n'hésitent pas à utiliser la technologie : la plupart des réunions politiques que l'on regarde chez soi, sur son terminal, sont synthétisées comme les matches de foot : elles n'ont pas réellement existé. On a même créé des journalistes de synthèse : des grands bruns magnifiques avec des yeux verts et qui correspondent parfaitement aux canons de beauté du moment. Les "mammy" ont les larmes aux yeux quand elles les voient sur l'écran du terminal. Et puis ces journalistes beaux et célèbres posent les questions qu'il faut au moment opportun.

Tout ça, Joe le savait, est synthétisé.

Un journaliste de synthèse pour interviewer un député simulé...

Les hommes politiques, les décideurs, apparaissent en public de plus en plus rarement.

Un des gros travaux de Joe, dans ses recherches, est de constituer une liste.

Une liste des décideurs en commençant par le plus important.

En fait, il y a deux listes sur son terminal, son problème est de savoir dans laquelle mettre chaque nom : celle de gauche ou celle de droite.

En tête, le président de l'Europe dans la liste de gauche, viennent ensuite les dirigeants des fonds de retraite, les présidents des banques, les directeurs des centres informatiques, les gouverneurs des états, et ainsi de suite. Joe s'est même mis sur la liste, presque à la fin, dans la liste de gauche, évidemment.

En face de chaque nom, Joe indique les événements où l'on voit en public la personnalité et la probabilité estimée, que l'enregistrement soit plus ou moins bricolé.

Cela va du reportage quasi réel, où l'on enlève quelques cernes, on rehausse la couleur des yeux, on nettoie un peu la rue que tel député est en train d'inaugurer. Jusqu'au reportage bâclé : un président de banque interviewé avec un regard bizarre, un visage étrangement statique avec une bouche toujours en mouvement et une voix un peu étrange : de la synthèse au rabais que Joe détecte à des kilomètres. Mais ça n'est pas toujours aussi facile et Joe ne voit pas comment s'éviter la corvée de visionner lui-même les enregistrements et de faire marcher son flair. Malgré toute la puissance informatique qu'il a à sa disposition, c'est encore ce qui marche le mieux.

L'idéal serait de se partager la tâche avec d'autres, mais il tient avant tout à se montrer discret.

 

Chapitre 3

Liste

Joe Nelson a passé des mois à enquêter et à compléter sa liste. Il considère maintenant que pour les cent plus importants membres du gouvernement européen, la liste doit être à peu près exacte. En ce qui concerne les fonds de retraite, les banques, c'est beaucoup plus difficile : la plupart de leurs dirigeants n'aiment pas beaucoup apparaître en public et les enregistrements sont rares. Mais Joe pense que le pourcentage ne doit pas être très différent de celui du gouvernement.

Il faut qu'il puisse prévenir quelqu'un. Quelqu'un de suffisamment important et qui soit dans la liste de gauche.

Joe pense qu'à défaut de pouvoir rencontrer le président de l'Europe, il pourrait peut-être voir le gouverneur de l'Allemagne Manster. En tant que responsable de la sécurité de Virtual Machine, il l'a vu à un dîner, il y a longtemps. Aujourd'hui, par sécurité, et vu ce que permettent les communications, ce genre de vrais dîners deviennent plutôt rares.

Joe, autrefois, à l'université, a connu un certain Michel, Michel Bleu qui travaille pour le gouvernement allemand.

Il mit pas mal de temps à retrouver ses coordonnées. Joe envoya une demande de communication et quelques minutes plus tard, il avait Michel en ligne sur son terminal. Ils commencèrent par discuter du bon vieux temps. Puis Joe entre dans le vif du sujet : il explique sa démarche à Michel.

"Pourquoi veux-tu rencontrer le gouverneur Manster ?" Dit Michel, "c'est quelqu'un de très occupé."

"Ecoute, je ne peux pas te dire ça ici, même sur un réseau crypté mais j'aimerai bien le rencontrer, ça me rendrait service si tu pouvais faire ça pour moi. Ne me demande pas trop pourquoi s'il te plaît Michel".

"OK! OK! Ça me paraît possible, à condition que la communication de dure pas trop longtemps."

"Euh! C'est-à-dire que j'aimerais le rencontrer en chair et en os" dit Joe.

"En chair et en os!" Michel était stupéfait. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne réponde.

"Ecoute Joe, même si je pouvais le faire, les types de la sécurité ne te laisseraient pas l'approcher."

"N'oublie pas que je suis moi-même responsable de la sécurité et que la protection, je connais."

"Tu n'as pas changé! toujours aussi têtu qu'autrefois! Mais enfin, pourquoi..." Michel laissa sa phrase en suspend. "OK! Je vais voir ce que je peux faire mais je ne te promets rien"

Joe mit fin à la conversation sur le terminal et se demandait si ça marchera. En attendant, il continue son travail de fourmi, il a presque abandonné le développement de son programme d'analyse d'enregistrement d'images automatiques. La liste n'a pas beaucoup grossi mais les analyses se sont affinées et Joe a réellement l'impression de se rapprocher chaque jour un peu plus de la réalité, doucement, très doucement mais sûrement. Dix jours après sa discussion avec Michel, Joe reçoit un message sur son terminal : ça a été beaucoup plus facile que prévu.

Le gouverneur Manster se souvient de Joe quelques années auparavant à une réception. Joe a une certaine réputation dans le milieu de la sécurité. Le gouverneur a envie de rencontrer cette personne qui veut le voir "en chair et en os". Et puis, se dit le gouverneur, une vraie rencontre, ça n'est sûrement pas la manière la plus intelligente pour organiser un attentat.

 

Chapitre 4

Rencontre

Joe organise la rencontre avec soin : dans une vieille maison de campagne qui appartenait à sa mère où il y a uniquement l'électricité et une unique antenne de satellite relié à un antique visiophone. ll s'installe dans la voiture, à l'arrière, introduit sa carte d'identification dans le terminal, la carte contient aussi la position du point d'arrivée : le véhicule démarre.

Pendant le trajet, il jette un coup d’œil à son journal mais il n'y a pas grand-chose de nouveau : le gouvernement européen s'enlise toujours dans des discussions interminables concernant les nouvelles lois informatiques, une équipe de chercheurs américains présente le dernier prototype d'une salle d'opérations entièrement automatique.

La région n'avait pas tellement changé ces dernières années. De temps en temps, un nouveau bâtiment high-tech pour le siège d'une nouvelle société. Au loin les quelques vieux gratte-ciel du centre-ville bâtis pour des bureaux et dont on ne savait pas quoi faire aujourd'hui. Au-dessus de la ville, dans les nuages, projetée par laser, de la publicité pour une nouvelle assurance-retraite.

Les jours où il y avait pas mal de trafic comme aujourd'hui, Joe trouvait que les véhicules se suivaient vraiment de près, ça avait tendance à le stresser et dans ce cas là, il préférait fermer les yeux...

La voiture vole au-dessus de la voie mais il la maintient en serrant fortement ses cuisses. D'une main, il tient les rênes. Une magnifique amazone nue, musclée et bronzée, de longs cheveux, se tient juste derrière lui sur la selle. Elle a la joue contre son épaule et a passé ses bras autour sa taille. Il sent le contact des tétons de ses seins dans son dos. Joe, ses longs cheveux au vent, est le maître du temps. Son petit short de cuir met en valeur sa peau tannée, ses muscles puissants et ses énormes biceps. Il développe une force physique considérable. Les muscles de ses cuisses, qu'il serre fortement, saillent sous la peau foncée. Il maîtrise le terrible animal. Un bruit strident le surprend, la voiture se cabre encore plus fort et il se casse la figure. Il tombe sans fin, le bruit horrible continue et il tombe toujours. Où est passé la belle amazone?

Joe ouvre les yeux. C'est le bruit du "buzzer" de la voiture qui le réveille : on arrive. La voiture tourne à droite, s'engage dans une allée, et se range dans le parking à l'orée de la forêt.

Il jette un coup d’œil à la carte du terminal, abandonne la véhicule de location et finit le trajet à pied : 2 km dans la prairie et les herbes sauvages. Il retrouve le bâtiment sans mal. Il fait le tour de la maison qui lui rappelle des souvenirs d'enfance, des jeux, sa mère. Elle est envahie par les herbes sauvages. Il y a trois fenêtres, une porte-fenêtre, les volets en bois qui sont clos et la porte d'entrée.

Il soulève le capot de la porte, le petit voyant rouge s'allume, ça a l'air de marcher.

Joe se rappelle parfaitement le code : Il appuie sur les touches 030522 : sa date de naissance à l'envers. Mais rien ne bouge.

Pourtant Joe est sûr que cette maison est parfaitement autonome, il recommence le code, il entend un clic! et le petit voyant rouge clignote : ce coup-ci la porte se déverrouille.

Joe pousse la porte : une odeur légère de moisi et de renfermé lui rappelle une foule de souvenirs.

Il a au moins deux heures d'avance, il ouvre les volets d'une des fenêtres pour y voir un peu plus clair. Il cherche un vieux balai et nettoie la maison. Il a même trouvé de quoi faire un café! Il est en train de nettoyer une étagère quand il voit un petit objet en verre. En le nettoyant, il s'aperçoit qu'il s'agit d'un petit ourson de cristal taillé. Il est en train d'admirer l'objet qu'il n'a jamais vu auparavant quand il entend la berline du gouverneur arriver : il est à l'heure.

Le gouverneur entre avec son garde du corps qui vérifie l'identité de Joe. Manster n'a pas beaucoup changé : il est grand, les cheveux argent et le type prussien. Ils se disent bonjour et Joe propose du café.

Le gouverneur refuse. Il n'est pas pressé mais impatient de connaître la raison de ce rendez-vous bizarre. Il a l'impression de jouer un rôle d'agent secret dans un de ces vieux films du XXe siècle. Le gouverneur veut en venir aux faits.

Joe et le gouverneur s'assoient sur le vieux canapé dont la housse gît sur le sol. Joe passe quelques minutes pour convaincre le gouverneur du caractère confidentiel de sa démarche. Le gouverneur Manster comprend : il fait un signe et son garde du corps sort inspecter les abords de la maison.

Joe sort sa liste et explique au gouverneur de quoi il s'agit.

Dès qu'il comprend, le gouverneur, instinctivement cherche son nom sur la liste, à gauche, dans les premiers comme pour se soulager, puis il part d'un grand éclat de rire :

"Vous affabulez totalement mon ami, et vous voudriez que je fasse comme vous! Vous devriez peut-être consulter un bon médecin"

Mais Joe ne se laisse pas démonter et lui montre, sur son petit terminal, des extraits de films récents sur certaines interviews de députés, des discours de PDG de Banques. De récents accidents, des dates de naissance bizarres...

Au bout d'un moment, le gouverneur est songeur.

"Je ne sais plus dit-il, vous pourriez certes avoir raison...".

Le gouverneur Manster réfléchit encore un instant et déclare : "il faut que je montre cette liste au président, donnez-moi une copie avec les extraits de film".

"Il n'en est pas question, monsieur le gouverneur"

"Écoutez, mon vieux, je vous connais à peine. Vous m'avez demandé de venir dans ce trou perdu, j'ai accepté. Vous me demandez de regarder vos élucubrations, j'accepte. Maintenant si vous pensez qu'il y a une chance infime que vous ayez raison, si vous voulez que je puisse convaincre le président, il me faut cette liste!"

Joe finit par capituler et remet la petite carte de plastique au gouverneur.

Le gouverneur se lève, et lui serre la main. "S'il y a du nouveau je vous rappelle. Au revoir". Au même moment le garde du corps rentre dans la maison pour accompagner son patron.

Joe est encore en train de se demander comment le garde du corps a été prévenu pendant que la berline s'éloigne rapidement. Il reste seul avec ses pensées dans le silence de la vieille maison. Il reste ainsi une heure à réfléchir avant de refermer la porte et de rejoindre la voiture à travers les bois.

 

Suite


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29/04/2019